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Cet article est le premier volet d’une série constituant "Les Chroniques Démocratie Alimentaire".
Par Dominique Paturel, Sciences de Gestion, HDR, INRA, UMR 951 Innovation et Patrice Ndiaye, Droit Public, HDR, CREAM, EA 2038
- Mars 2019 -
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le statut de consommateur est celui qui permet d’être inclus socialement, au besoin avec l’aide de l’État. Celui-ci a eu un rôle fondamental dans la façon dont il a équipé les familles et personnes en situation de précarité pour rester dans cette sphère de la consommation. Ce statut de consommateur, complété par le droit de vote, est synonyme de citoyenneté et partie prenante d’un contrat social avec droits et devoirs. Ceux qui ne peuvent consommer à la hauteur des normes sociales sont qualifiés de pauvres. À l’intérieur de cette sphère, chacun est libre d’acheter ce qu’il veut. Ce qui compte, c’est qu’il puisse acheter. Pour cela, une multitude de dispositifs vont l’orienter : normes, labels, mais aussi guides, conseils et recommandations.
Les produits alimentaires sont traités de la même manière que les autres produits de consommation. Les entreprises de l’agroalimentaire, suffisamment outillées pour capter les expressions nouvelles, vont répondre par de nouveaux segments de marché aux demandes émergentes. Le consommateur ne peut se manifester qu’à travers le fait d’acheter ou de ne pas acheter. Tout cela demeure néanmoins structuré par le marché, dans lequel le choix individuel, même organisé en action collective, n’a pas la main.
C’est à partir de ce constat que le concept de « démocratie alimentaire » prend toute sa force. Il représente la revendication des citoyens à reprendre le pouvoir sur la façon d’accéder à l’alimentation, dans la reconnexion entre celle-ci et l’agriculture. La démocratie alimentaire émerge comme un terreau particulièrement propice à la construction d’une nouvelle citoyenneté, dans laquelle les citoyens retrouvent les moyens d’orienter l’évolution de leur système alimentaire à travers leurs décisions et pas uniquement leurs actes d’achat.
Cependant, pour que la démocratie alimentaire s’incarne dans des réponses de la vie ordinaire des citoyens, il est nécessaire de s’appuyer sur une compréhension systémique du système alimentaire, et une compréhension de la fonction de l’alimentation qui n’est pas seulement biologique (remplir les ventres), mais également sociale (être ensemble et se reconnaître dans une égale « citoyenneté alimentaire »), identitaire (liée à l’appartenance à une famille, une culture, une communauté, etc.) et hédonique. En outre, les règles sociales liées au modèle alimentaire du pays où nous vivons (Fischler et al., 2008) sont à prendre en compte pour comprendre les différences, les résistances, les contraintes, etc. Ainsi, pour les français, le fait de manger ensemble reste une règle importante, et le goût des aliments prime sur l’origine des produits (contrairement aux Italiens par exemple).
Considérer ces trois approches - système alimentaire, multiples fonctions de l’alimentation et modèle alimentaire - constitue les fondements de connaissances pouvant actionner la démocratie alimentaire. Et c’est l’accès global à l’ensemble de ces trois types de connaissances qui permet d’exercer une citoyenneté alimentaire. Cependant, ces connaissances sont segmentées, non seulement par la structuration même des services publics à travers les ministères, mais également par une vision qui n’intègre pas les problèmes du quotidien des habitants dans leurs territoires de vie. Ces connaissances ont tendance à être banalisées parce qu’elles sont enfouies dans l’espace domestique (et non public) et majoritairement portées par les femmes. Dans l’espace public, ce sont plutôt les circuits courts rapprochant les producteurs et les consommateurs, et les jardins partagés à travers des réseaux militants, qui sont revendiqués sous une forme politique (notamment démocratique). Ce qui est mis en avant dans ces formes d’organisation, c’est d’abord le lien social qui se crée entre des groupes de populations qui n’avaient pas vraiment de raison de collaborer ensemble, puis la participation à l’activité (le choix des achats pour les premiers, le jardinage pour les autres). Cependant l’alimentation est davantage une conséquence de ces activités qu’un point central pour transformer les pratiques sociales.
Pour notre part, nous enrichissons la démocratie alimentaire conceptualisée par Tim Lang, Sue Both et John Coveney en posant à la fois les questions de justice sociale - à travers l’accès, la participation et le pouvoir d’agir - et celles de citoyenneté, et ce pour l’ensemble des acteurs du système alimentaire (producteurs, transformateurs, distributeurs, consommateurs). La démocratie alimentaire peut nous donner le cadre à la fois de pensée et d’actions collectives pour engager la lutte contre les inégalités liées à l’alimentation.
La démocratie alimentaire s’incarne alors dans un dispositif basé sur notre système de protection sociale, à savoir une sécurité sociale de l’alimentation (à découvrir prochainement dans un autre volet) et l’effectivité d’un droit à l’alimentation durable (à découvrir prochainement dans un autre volet).
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– Dominique Paturel
– Patrice Ndiaye